David Lodge ou la fiction des problèmes d’audition

2015-05-22 20.03.48

J’ai lu La vie en sourdine pour la première fois peu après sa sortie, en 2008 ou en 2009.

Cette fiction d’un professeur de linguistique malentendant à la retraite m’avait beaucoup parlé. Enfin un roman qui parlait de ce que je vivais au quotidien (le côté malentendant, hein, pas la retraite encore…) !

Que ce soit les moments où les piles des appareils tombent en panne, les façons diverses et variées que l’on imagine pour bluffer, faire comme si et d’une façon générale donner le change, ou les quiproquos qui peuvent en découler, tout était abordé !

L’écriture délicieuse de David Lodge, avec sa touche habituelle d’humour, sonnait juste. Porté par le vécu de l’auteur, qui a quitté l’université lui aussi vers l’âge de 52 ans pour se consacrer à l’écriture, mais aussi en raison de ses problèmes d’audition, le roman parle des ressentis liés à la perte d’audition avec une légèreté pleine de gravité.

Comme le dit Desmond, le personnage principal,

« la surdité est une sorte d’avant-goût de la mort, une très lente introduction au long silence dans lequel nous finirons tous par sombrer ».

C’est ainsi que, tout en faisant sourire, l’auteur évoque des thèmes tragiques, comme le handicap, la vieillesse et la mort.

Le moment délicat où le père de Desmond est pris d’une envie pressante sur l’autoroute, et ne parvient pas à arriver aux toilettes à temps, tout ça en raison d’un malentendu dû aux problèmes d’audition de part et d’autre, montre bien ce côté comique empreint de sérieux.

Les situations difficiles sont abordées avec légèreté, et les comportements dû à la perte auditive ressortent d’autant mieux :

Que ce soit la réticence initiale de Desmond à aller à ses cours de lecture labiale, ou sa réaction de parler pour ne pas avoir à écouter quand ses piles d’appareils auditifs lâchent juste avant une soirée, et jusqu’à la petite phrase coquine murmurée à l’oreille de sa femme qui est chuchotée trop fort pour que les autres convives n’en profitent pas aussi (mettant ainsi sa femme dans l’embarras).

C’était le premier roman que je lisais où tout était vu à travers le filtre de la perte d’audition. Et j’avais été enthousiasmée.

Je suis en train de le relire, et je me rends compte à quel point mon point de vue a changé en six ou sept ans.

Le roman est toujours bon, et drôle.

Le narrateur sait prendre la distance nécessaire avec son handicap pour en montrer les côtés amusants, qui touchent au ridicule.

 

Cependant, quelques éléments m’ont semblé incohérents à la deuxième lecture, alors qu’ils ne m’avaient pas sauté aux yeux la première fois.

En particulier le personnage qui, au milieu d’un environnement bruyant, tente d’écouter son interlocutrice en rapprochant son oreille de sa bouche, et en plongeant le regard dans son décolleté : peu probable. L’effet est amusant, mais il me semble qu’une personne malentendante aurait tendance à fixer la bouche de l’autre, peut-être en se rapprochant de façon presque gênante, mais pas à se couper du soutien visuel de la compréhension qu’est la lecture sur les lèvres (et ce, même si la personne n’a pas reçu de cours de lecture labiale. La compensation visuelle se fait automatiquement).

Et j’ai eu plus de mal avec certains termes employés. En effet, le narrateur se moque volontiers de lui-même, un « sourdingue », « dur de la feuille » qui va finir par être « sourd comme un pot ». Bien sûr, il s’agit là du parti pris de l’auteur, qui raconte l’histoire avec les mots de Desmond, son narrateur, qui dit lui-même que « La surdité est comique, alors que la cécité est tragique. » Mais peut-être que les mots choisis par les traducteurs sont un peu vieillots, et ce côté désuet rend la moquerie plus amère pour moi.

En relisant le roman, je découvre jusqu’où mon rapport avec ma surdité a évolué. A l’époque, j’en étais au tout début de mon cheminement, et j’avais beaucoup de mal à assumer ma perte auditive. Le livre avait eu l’effet d’une bouffée d’air frais, et j’en avais bien besoin.

Maintenant, j’assume de mieux en mieux. Ce n’est pas parfait, et il m’arrive encore de bluffer, mais de moins en moins. Et j’ai moins besoin de la bouffée d’air frais.

Du coup, je suis plus critique, je remarque plus rapidement les éléments qui me gênent. La lecture de La vie en sourdine en devient un peu moins délicieuse que la première fois.

Je recommande toujours chaudement ce roman, qu’il serait dommage d’ignorer. Et je serais intéressée, si vous l’avez lu, de savoir ce que vous en avez pensé.

Avez-vous lu d’autres romans ou livres ou vu des films qui abordent le thème de la malentendance ou de la surdité ? Vous y êtes-vous reconnus ? Qu’en avez-vous pensé ?

 

Comment ça ? Moi ? Je parle trop ?

 

wpid-blabla.jpg

 

Il y a quelque temps, une connaissance me disait :

De toute façon, les malentendants parlent tout le temps ! Ils veulent toujours être au centre de l’attention et ils n’écoutent jamais.

Et ensuite, le coup de grâce :

C’est le cas de tous ceux que je connais !

Ouille…

Difficile pour moi de ne pas le prendre personnellement. Parce que je suis dans le même panier que tous ceux dont cette personne parle…

Vraiment ? Je parle tant que ça ? Je ne suis pas capable d’écouter ?

Puis, la personne a rajouté :

Peut-être que c’est plus facile pour eux de parler que d’écouter, et que c’est pour ça…

Alors j’ai eu envie d’écrire cet article.

Parce que, oui, il m’arrive d’avoir des comportements qui sont ou peuvent être mal perçus. Et c’est souvent bien malgré moi.

  • Parler pour ne pas écouter

Il y a en effet les situations où je parle parce que ça m’évite d’avoir à faire un effort incroyable pour entendre.

Mais en fait c’est plutôt rare. Les moments où je parle beaucoup sont plus souvent les moments où j’ai quelque chose à dire, quelque chose qui m’exalte assez pour en parler avec animation.

Il y a aussi de nombreux moments où je reste en retrait dans une conversation, soit parce que je n’arrive pas à suivre, en effet, mais aussi parce que je n’ai pas forcément de choses à rajouter à la conversation, ou alors, mais oui, ça arrive aussi, simplement parce que j’écoute les autres.

Ce n’est pas facile pour moi d’écouter. Cela me demande un gros effort de concentration. Et je n’y arrive pas tout le temps, d’autant moins quand je suis dans une situation de groupe.

Mais je fais souvent cet effort malgré tout.

  • Interrompre les autres

Il y a aussi les moments où j’interromps les gens sans faire exprès

Ça arrive dans un groupe, si je ne me rends pas compte qu’une personne est déjà en train de parler, et je démarre une conversation par dessus.

Il y a aussi certaines personnes que je n’entends vraiment pas, soit en raison de la  fréquence de leur voix, ou parce qu’elles n’articulent pas et parlent très doucement (ou un mélange des deux), et je ne me rends même pas compte qu’elles sont en train de parler !

En général, une bonne âme m’arrête pour me dire que quelqu’un était déjà en train de parler, et je me tais, la honte au front, après m’être confondue en excuses.

Si personne ne me dit rien, je vois en général à la tête des gens que j’ai fait une gaffe, et je me rends compte assez vite de ce qui se passe.

Cela fait partie des situations les plus difficiles à assumer pour moi, parce que je n’aime pas heurter les autres, et je le fais bien involontairement.

  • Parler trop fort

Cela m’arrive souvent d’être en train de parler à quelqu’un, et la personne fait un geste de la main avec une grimace pour me demander de baisser le volume.

Je me rends alors compte que j’étais en train de parler très fort, dans une situation où c’était peut-être un peu gênant (pour moi et/ou pour l’autre).

Ce n’est pas évident pour moi de contrôler le volume de ma voix. J’ai tendance à parler aussi fort que j’aimerais qu’on me parle, j’imagine, et c’est trop fort pour la plupart des gens.

Il me semble aussi que quand la personne en face de moi parle particulièrement doucement, j’ai tendance à hausser la voix, comme si cela pouvait entraîner l’autre à en faire de même.

Malheureusement, non seulement ça ne marche pas, mais ça embête ou gêne l’autre, et je finis par me sentir très embarrassée de ma voix.

  • Chuchoter trop fort

C’est une variante du point précédent… C’est difficile pour moi d’avoir une conversation privée alors que je suis entourée de personnes qui ne sont pas censées l’entendre. Parce que si je parle vraiment au volume de chuchotement typiquement admis, je ne m’entends pas. Ce n’est donc pas naturel pour moi.

Quant à entendre la réponse de l’autre…

En conséquence, le petit commentaire murmuré à l’oreille de l’ami alors que tout le monde est silencieux devient vite source de fou-rire général. Parce que bien évidemment, tout le monde l’aura entendu.

Heureusement, j’assume mes commentaires la plupart du temps et je ris de bon cœur avec les autres quand ça se produit, mais cela peut vite devenir très gênant. (Je n’ai qu’à pas faire de commentaires en aparté, me direz-vous. Certes.)

Difficile aussi pour une autre personne de me dire quelque chose en privé alors qu’il y a d’autres gens autour. Je ne comprends jamais un murmure du premier coup, et plus je demanderai de répéter, plus cela attirera l’attention des autres. Autant pour la petite confidence partagée facilement, en passant.

  • Répondre à côté

C’est moins embarrassant, et plus flagrant, mais une mauvaise compréhension de la conversation qui se déroule, ou de la situation peut m’amener à répondre ou à réagir complètement à l’envers de ce qui est attendu.

La plupart du temps, mon entourage rétablit bien vite la situation, m’expliquant ce qui s’est réellement dit, pour que je puisse m’ajuster, mais ce n’est pas toujours évident d’accepter avec grâce le fait que je viens de mettre les pieds dans le plat, ou d’être complètement à côté de la plaque.

Toujours cette histoire de ridicule, décidément !

Et vous, quelles sont vos situations embarrassantes, que vous soyez malentendant, sourd ou entendant ? Avez-vous aussi des comportements qui choquent ou heurtent les autres involontairement ? Comment réagissez-vous à ces situations ?

Perte d’audition : la question de l’identité

masque

 

Je me suis posée beaucoup de questions sur ce sujet, ces derniers temps.

Qui suis-je, moi qui perds l’audition ? Mon handicap me définit-il, au moins en partie ?

A partir de quel moment la perte d’audition devient-elle une partie de moi, indissociable de ce que je suis ?

La réponse à ces questions est bien sûr très personnelle, et ne sera pas la même d’une personne à l’autre.

Le fait est que, quand je rencontre quelqu’un, et si je veux que la communication se passe bien, il m’est nécessaire de parler de mon handicap, de l’annoncer, de l’expliquer. Et je deviens, aux yeux de l’autre, Armelle la malentendante, ou celle qui entend mal. C’est surtout le cas pour ceux que je connais peu ou que je viens de rencontrer. Comme si ce handicap devenait ma caractéristique principale, avant ma façon d’appréhender le monde ou ma tendance à m’intéresser à des milliers de choses à la fois.

D’un autre côté, il m’arrive fréquemment d’oublier que j’entends mal. Des fois j’en oublie même de mettre mes appareils. Comme si je n’avais pas vraiment intégré cet inconvénient que sont mes oreilles défaillantes, comme si cela me caractérisait si peu que je pouvais parfaitement ne pas en tenir compte.

Et pourtant…

 

Je trouve cette question épineuse. Qui étais-je quand j’entendais bien ? Et qui suis-je devenue maintenant que j’entends beaucoup moins bien ?

Mon identité a-t-elle changé ?

Toutes mes réponses à ces questions me semblent doubles et paradoxales.

Oui, j’ai changé. Mes réactions ne sont plus les mêmes, ma façon de percevoir le monde n’est plus la même, mes conversations sont différentes aussi. Je n’entre plus dans les discussions sur la pluie et le beau temps, ni dans le badinage sans intérêt. Je suis vite perdue dans une conversation amusante et superficielle qui fuse dans un groupe, et je préfère me concentrer sur une conversation plus profonde et significative, avec un seul interlocuteur de préférence.

 

C’est peut-être moins léger que je ne l’ai été à l’époque où la communication était facile.

C’est peut-être plus intense pour les autres, qui suivent ou ne suivent pas.

Mais en fait, ça correspond assez à qui j’ai toujours été. Il y a juste une phase d’approche en moins, et c’est plus immédiat.

Car en même temps, je suis restée la même.

Bien sûr, j’ai grandi, j’ai vieilli, mûri, et changé d’avis sur plein de choses.

Mais au fond, je suis toujours une personne qui s’intéresse aux autres, et qui n’a pas envie de rester à la surface des choses.

La perte d’audition m’a fait évoluer plus vite, m’a rendue plus directe peut-être.

Pour autant, le handicap fait-il de moi une personne plus courageuse parce que je fais, ou continue à faire, certaines choses ?

Parce que je continue à faire de la musique, coûte que coûte et malgré tout ? Parce que je continue à me mettre dans des situations où je rencontre de nouvelles personnes ? Où je parle des langues étrangères ? Où je me mets en difficulté ?

Certes, cela me demande plus d’efforts qu’à une personne qui entend bien. Mais pour moi, c’est une question de survie.

Parce que si je ne fais plus toutes ces choses, et que je reste enfermée chez moi sans faire autre chose que de regarder la télévision avec les sous-titres, je me sens couler. Et je n’aime pas cette sensation.

Alors naturellement, et même si je n’y arrive pas constamment, je fais ce dont j’ai besoin pour me sentir bien. Et je ne me sens pas particulièrement audacieuse pour autant.

En fait, il est difficile de répondre à cette question de l’identité pour la bonne raison qu’on oublie. J’ai oublié, déjà, qui j’étais avant d’entendre mal.

Peut-être que, si j’entendais bien, je parlerais moins fort, j’écouterais les autres à longueur de journée, j’irais au cinéma toutes les semaines et je serais au courant des dernières révélations musicales.

Mais cela fait maintenant 10 ans que je vis avec ce handicap. Il fait partie de moi. J’aimerais bien pouvoir dire qu’il ne dicte pas qui je suis. Et dans une certaine mesure, c’est le cas.

Mais il m’influence, il détermine certaines de mes décisions et de mes réactions, et aussi ma façon de voir les choses et de me projeter dans le futur.

Au bout du compte, il est indissociable de ce que je suis.

Bien sûr, le fait de devenir malentendante ne m’a pas complètement transformée en quelqu’un que je n’aurais jamais pu être autrement, mais cela m’a modelée, a accentué certains traits que j’avais, et en a estompé d’autres.

Et c’est maintenant une des facettes de mon identité, qui ne se résume bien sûr pas à ça !

 

Et vous, comment percevez-vous votre identité en tant que malentendant ou sourd ? Avez-vous l’impression que le handicap définit l’identité de ceux que vous côtoyez ? Ou pas du tout ?

N’hésitez pas à participer à la discussion !